samedi

Dans les draps de Marcus



Celui-là était toujours endormi. Normalement, ils se réveillent en premiers, piquent un bout de brioche ou s'ébouillantent avec la cafetière italienne, et se sauvent sans bruit. Les matins de Marcus commençaient toujours par ce bruit, discret mais cruel, de la porte d'entrée qu'on referme avec soin. Il ouvrait les yeux, et s'étirait lascivement, en soupirant. De plaisir ou de soulagement. Parfois, ils laissaient un numéro. Plus rarement, un petit mot sympa. Mais celui-là était toujours endormi, à poings fermés.

Marcus n'aimait que les hommes occupés, qui devaient filer à l'anglaise, et qui ne laissaient pas de traces. Sans le bruit significatif de la porte d'entrée, il pourrait presque croire qu'il en rêvait, de ces hommes. Mais la douleur au creux de ses reins ne saurait mentir. Il aimait ça, aussi, cette douleur anonyme : pas de coupable à l'horizon, personne à accuser, rien que lui et sa mine défaite. Si Marcus n'aimait que les hommes occupés, c'est parce qu'il était lui-même débordé, injoignable et insaisissable. Il n'avait pas le temps de congédier ses conquêtes, n'avait pas l'énergie suffisante pour s'intéresser à eux en dehors de ses draps, et exigeait qu'on lui rende la pareil. Pour lui, l'indifférence était une forme de politesse. Alors, quand il ouvrit les yeux ce matin là, tiré brutalement du réveil par un silence angoissant, et qu'il trouva son partenaire du jour encore endormi, il y vit là un manque évident de savoir-vivre, et même de la grossièreté. Pour qui il se prenait, celui-là ?

Il ne s'était pas réveillé auprès de quelqu'un depuis ses vingt ans, et ne savait plus comment il fallait s'y prendre. Il laissa une chance à l'endormi, et parti prendre une douche : le bruit du chauffe-eau était tellement insupportable que l'importun squatteur allait forcément se réveiller, et se sauver dans la minute. Trois, cinq, onze minutes sous l'eau brûlante. Il noua une serviette autour de ses hanches douloureuses, et constata en retournant dans sa chambre que l'inconnu dormait toujours. Marcus jeta un coup d’œil à sa pendule : 7h du matin. Il se traîna jusqu'à la cuisine en maugréant, dégota un guignon rassi dans la huche à pain et un pot de confiture de rhubarbe, se prépara un thé au caramel. Il se surprit à faire claquer les portes de placards, vainement.

La vérité, c'est que Marcus était terrifié à l'idée de se retrouver en tête à tête avec son succès de la veille. La première fois qu'il s'était réveillé au son de la porte d'entrée, il avait su que c'était la seule, l'unique bonne manière de se réveiller en ayant encore un peu goût à la vie. Et ça faisait longtemps, très longtemps que la vie avait ce goût de pain – certes un peu défraîchi – et de rhubarbe généreuse. L'inconnu qui dormait dans son lit synthétisait toutes ses angoisses, et il allait lui gâcher sa rhubarbe. Marcus se senti terriblement stupide, et surtout, immature, lorsqu'il toqua gentiment à la porte de la chambre voisine, espérant y trouver sa colocataire. Pas de réponse.




Alors, Marcus prit la fuite. Il enfila son jogging, enfonça ses écouteurs dans ses oreilles, et laissa sur la table un mot qui ressemblait à ça : « Sers-toi du café si tu veux. Ma coloc a le sommeil léger, essaye de ne pas la réveiller en partant ». Il parti faire son footing matinal, habituellement programmé de 7h à 7h45, et légèrement retardé d'une dizaine de minutes. Petites foulées, grandes foulées, assouplissements. Ce matin, il ne croisa pas la joggeuse en tenue jaune qu'il voyait d'habitude près du Rhône, ni le type qui soufflait comme un bœuf derrière son chien : au lieu de ça, il eu les habitués du créneau suivant, un couple de quinquagénaire en short kaki et un grand black avec des baskets orange. Marcus était de très mauvaise humeur, et il n'était pas au bout de ses peines : lorsqu'il revint chez lui, essoufflé, agacé, terriblement en retard, l'inconnu sirotait un café au milieu des miettes et des taches de confitures, vestiges d'un copieux petit déjeuner. Il lui adressait un grand sourire.

- T'as couru ? demanda-t-il stupidement, en avisant le jogging bordeaux et le front suintant de Marcus.

Ce dernier était pétrifié de trouille. Impossible de se souvenir du nom de ce type, de ce dont ils avaient parlés hier soir : seul restait le souvenir de son souffle rauque et de leurs grognements, dans lesquels il était difficile de trouver des indices utiles lors d'une interaction sociale. Marcus se contenta d'un hochement de tête. Il passait souvent pour un homme taciturne et mystérieux. En fait, Marcus était un gosse angoissé. « T'as couru ? », non mais vraiment, quelle question débile. Il se sauva une fois de plus, pour reprendre une douche. Il devait espérer que les douches avaient le pouvoir de vous débarrasser, avec vos résidus de sébum et vos poils disgracieux, de vos conquêtes encombrantes. La douche de Marcus était une brave petite cabine sans prétention, peu capricieuse et toujours bien réglée, qui ne faisait jamais de coup de pute avec le thermostat, mais elle n'avait pas ce genre de pouvoir.

Ainsi, après un footing déplaisant et deux douches inutiles, Marcus se trouva à nouveau face à face avec l'erreur de ses draps, qui rassemblait lentement ses affaires. Marcus s'habilla à la hâte, observant du coin de l’œil l'inconnu nonchalant : un portefeuille, un ticket de métro, un iPhone, un briquet, un paquet de filtres... Il s'était répandu partout, ma parole ! Sur ce mauvais jeu de mot, Marcus enfila ses chaussures, lança son sac sur son épaule, et ne su absolument plus quoi faire. Il fallait qu'il dise quelque chose, quand même. Le type était enfin sur le point de partir, il griffonnait quelque chose sur un bout de papier, leva les yeux vers Marcus.

- Tu pars maintenant ? Je te pose en bagnole si tu veux. Je suis garé pas loin.
Marcus se racla la gorge.
- Euh … le métro. Je prends le métro.
- Je peux faire un détour, ça me dérange pas.
- Le métro, c'est très bien.

Oh seigneur. Il avait l'impression de s'arracher les dents. Le type haussa les épaules, et il eut alors un sourire étrange. L'erreur des draps de Marcus avait perçu son malaise, son impatience et surtout, son incapacité à jouer au jeu des lendemains. Il eut un rictus amusé, et attendri à la fois. Il replia le papier sur lequel il avait noté son numéro, et fit un geste en direction de Marcus :

- Je crois pas que tu vas en avoir besoin, dit-il en fourrant le papier sans sa poche arrière, le sourire franchement moqueur.

Marcus se mit à rougir. Voilà pourquoi il n'aimait que les hommes occupés, pressés de rentrer chez eux, en retard à leur travail. Des hommes efficaces et discrets, qui retenaient de lui ce qu'il avait de meilleur : sa fougue et sa folie nocturne. Au jeu des lendemains, Marcus était vraiment mauvais, et il n'aimait pas se faire surprendre dans sa maladresse. Quand enfin, la porte d'entrée se referma sur l'improbable squatteur, il poussa un intense soupir de soulagement. 8H25 : pour la première fois depuis la fin de ses 20 ans, il allait être en retard. "Le métro, c'est très bien" : il avait vraiment dit ça. Épinglé dans sa maladresse et dans son immaturité, Marcus fut de mauvais poil toute la matinée.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire